(Chanel Iman) - « You were only waiting for this moment to arise. »

Tu vois ces regards te dévisager, te déshabiller. Tu te sens nue face à eux. Comme s’ils avaient envie de t’écorcher, arracher tes rêves avec leurs ongles assassins, t’étouffer sous leurs idéaux. Pour eux, tu n’as pas ta place ici. Ils te disent sans cesse des choses, ces choses qui te blessent. Des mots comme des poignards enfoncés en plein coeur. Tu souffres, tu pleures, tu veux crier. Mais personne ne voit combien du as mal. Et ta mère, elle veut faire taire ces larmes qui courent le long de tes joues, parce qu’une jolie fille ne doit pas pleurer et se doit d’être forte. Mais toi, tu sais que tu n’es pas jolie. Tous les autres te le disent. Et tu sais qu’ils ont raison. Alors, tu n’as pas de raison de croire que tu dois être forte. Ils sont trop nombreux, tu ne peux pas les battre. Tu t’enfermes dans ton mutisme enfantin. Pourquoi ils s’acharnent contre toi ? C’est parce que tu es noire, c’est ça ? Parce que ta couleur de peau n’est pas la leur ? Tu ne comprends pas pourquoi ils agissent comme ça. Tu ne les comprendras jamais. Parce que eux, ils sont bruns, blonds, roux avec une peau bien blanche, tu dois devenir leur copie conforme ? Ta mère, elle dit que ça ne sert à rien d’être un mouton de Panurge. Elle te ressemble, ta mère, tu le sais. On te fait souvent remarquer que tu as les mêmes yeux qu’elle, le même petit air espiègle. Et cette couleur de peau, qui te cause tant de misère. La sienne, elle est plus foncée. Dans sa voix persiste encore les traces de sa vie passée en Afrique. Elle a dû en subir, des brimades de la part des autres, quand elle est arrivée aux États-Unis. Elle devrait comprendre ta souffrance, elle devrait tenter d’apaiser les douleurs, au lieu de les faire taire. Elle devrait te réconforter au lieu de te dire que tu es jolie et que tu dois être forte. Parce que ces regards, qui te déshabillent, ces regards qui t’agressent, tu les évites au lieu de leur faire face.

Ton père, ce n’est qu’un visage parmi tant d’autres. Perdu dans la foule, noyé dans la masse. Quand tu demandes à ta mère où il est, elle reste évasive. Elle fuit ton regard et soudainement, tu sens qu’elle est ailleurs, tu le sais. Elle doit repenser aux baisers échangés, aux mains égarées, aux caresses dans la lueur terne et vacillante d’une bougie qui s’éteint. Elle doit repenser au bonheur ultime qu’elle avait alors connu, ce coeur qui s’emballait dès qu’elle le voyait, ces mots bafouillés lors des premiers rendez-vous, ces parcelles de peau brûlées lors de passages de doigts… Oh, elle s’en souvient parfaitement. Comme si c’était hier. Comme si c’était hier… Elle se mord la lèvre. Tu la vois faire. Tu vois la douleur passer sur son visage, s’infiltrer dans ses yeux et broyer son coeur. Tu veux envoyer valser ces larmes, les effacer comme on efface la craie d’une ardoise. Mais tu ne sais pas. Tu ne sais pas si tu dois y aller, réconforter ta mère comme elle tente d’étouffer les moqueries qui te blessent. Peut-être que tu peux tuer ce fantôme de papa. Oui, tu veux tuer ce fantôme de papa qui fait mal à maman. Mais maman, elle a mal quand elle te regarde et que tu lui souris. Tu as le sourire de papa. Tu as la couleur de peau de maman, et la couleur de peau de papa. Tu es aussi un fantôme de papa, que tu te dis. Maman, elle est silencieuse ; elle ne dit jamais rien, de toute façon. Elle ne veut pas te blesser aussi. Mais le plus important de tout, c’est que tu es un fantôme de papa.

La route défile sous tes yeux. Ruban gris que l’on déplie. Tu es dans la voiture, tu as quitté ta ville natale depuis plusieurs jours. Tu en as marre de ces cartons tout autour de toi. Tu tiens un livre entre tes mains. Demain, c’est ton anniversaire, et tu le fêteras dans un motel miteux des bords de route. Maman, elle n’a pas beaucoup d’argent. Elle dit que si elle déménage, c’est pour oublier le fantôme de papa qui hante encore les rues de Palmer, en Alaska. Et aussi pour te protéger de ces enfants toxiques. L’Alaska la fait souffrir. L’Alaska t’a fait souffrir. Alors, ton dixième anniversaire, tu le fêteras sur la route. Le voyage te semble long. Le premier jour, vous êtes parties de Palmer, en Alaska, pour rejoindre Little Gold, à la frontière et vous avez mis sept heures et vingt-trois minutes. Oh, vous auriez pu continuer, mais maman était fatiguée et tu commençais à avoir des courbatures partout. Et puis avec les contrôles aux frontières… Le jour suivant, pour aller jusqu’à Minto, au Canada, sept heures et quinze minutes. Hier, pour rallier Minto à Upper Liard, huit heures et trente-six minutes. Tu te demandes aujourd’hui pourquoi maman n’a pas pris l’avion. Ça coûte trop cher, qu’elle t’a dit. Avec les cartons, c’était impensable. Elle a pourtant loué les services d’une société de déménagement. Le camion est parti quelques heures avant elles. Alors, tu endures. Tu endures ce ruban gris, les grésillements de la radio qui dégueule parfois une musique aussi imbuvable que les cafés des aires d’autoroute. Et tu lis, car tu aimes lire. Ça te permet de t’évader dans un autre monde, où les rubans gris sont relayés au second plan.

Tu les vois te regarder du coin de l’oeil. Tu entendrais presque leurs murmures silencieux. Mais tu n’en as rien à faire. Tu es passée au dessus de ça. Ils veulent se moquer de toi ? Soit, qu’ils le fassent. Un jour, ça leur retombera dessus. Tu esquisses un grand sourire, fantôme de papa, et tu regardes devant toi. Tu es noire, tu es blanche, pourquoi existe-il encore des gens qui ne conçoivent pas l’évolution d’une société dans le mélange des ethnies ? Tu vois les yeux bleu de ton adversaire. Elle a envie de te démolir, de te détruire. Non, non elle te te fera pas mordre la glace. Tu tiens fermement ta crosse. Tu sens la chaleur monter en toi et soudainement, tu as envie de l’écraser. Ton casque te semble si lourd, les cris des spectateurs t’assourdissent et te semblent lointains. Mais tu la sens cette fièvre. Elle t’emporte, elle t’enivre, elle te donne la force. La force de continuer, la force de se battre. Bats-toi, Malia, pour ce que tu es, pour ce que tu n’es pas. Bats-toi pour gagner. Le fantôme de ton père ne doit plus exister. Tu sens la crosse entre tes doigts. La glace sous tes patins. Tu regardes une dernière fois les yeux bleu de ton adversaire avant de lui adresser un sourire carnassier. Et tu te lances vers la réussite.

L’homme est plaqué contre un mur. Tu vois son visage de profil. Il semble souffrir, mais tu n’éprouves rien pour ce type. Ton collègue t’explique qu’ils avaient eu connaissance d’un important réseau de produits illicites dans la ville et que cela faisait des mois qu’ils enquêtaient. Leurs investigations venaient de porter leurs fruits. Tu vois ses yeux vifs fusiller l’homme du mur. Un autre flic le maintient et un troisième le fouille, tandis qu’un quatrième procède à la fouille de la voiture. Le flic de la voiture ressort doucement du véhicule en brandissant un sachet de poudre blanche et un petit paquet contenant des petites boules qui font rire. Ton collègue quittes tes côtés et va attraper le sachet que le flic de la voiture tiens. Il va ensuite le plaquer sous le nez de l’homme au mur. « Et mon cul, c’est du poulet ? Avec ce que tu as, tu risques déjà gros, mon gars… Ce n’est que le début. Je suis sûr qu’en emmenant les chiens, on en trouverait davantage ! En tout cas t’es cuit. Malia, menotte-le et fous-le dans le fourgon. On l’embarque. » Alors, tu te diriges vers lui et tu lui cercles les poignets de ces ronds de ferraille. Tu lui agrippes le bras sans aucune douceur, comme on te l’a appris et te dirige fermement vers la fourgonnette. Tu le fais rentrer dedans. Il ne s’y oppose pas. Tu t’assois en face de lui. Ton chignon serré et plaqué sur ton crâne te fait mal. Tu veux le défaire mais tu ne peux pas. T’es en service et tu dois avoir une certaine contenance physique. Le dealer te regarde, un drôle de sourire aux lèvres. Ton collègue rentre et il tourne le regard vers lui. Un voyage qui semble débuter pour toi.

Tes valises sont à tes côtés, et tu regardes les bâtiments qui se dressent devant toi. Cette ville t’impressionne. Elle est différente de Regina, différente de Palmer. Tu as été mutée dans cette ville après avoir réussi tes premières années d’affectation dans la brigade des stupéfiants de Regina. Tu es contente de revenir un peu plus près de ton pays natal. Tu pourras retourner voir ta famille là-bas. Tu vas faire tes premiers pas dans cette nouvelle ville et dans une nouvelle brigade spécialisée dans les stupéfiants. Tu ne sais pas combien de temps tu vas rester. Peut-être demanderas-tu, dans les années à venir, à aller ailleurs. Retourner au pays ? Une possibilité que tu envisages.

Deux années ont passée. Et tu n’envisages plus de t’en aller.